Gardiennes de semences
Gardiens de terres
Catherine Pizani, traductrice
Crédits photo : viaorganica.org
Au cœur de la sagesse indienne se trouve une graine. Cette graine c’est la transmission du savoir, ce vaste héritage précolombien que l’on retrouve dans les communautés indiennes et paysannes du Mexique actuel et de partout ailleurs en Amérique latine. La tradition veut qu’en Amérique latine la femme soit gardienne des semences. Cette même femme aurait-elle planté la première graine il y a plus de 10 000 ans ? Savait-elle qu’en mettant une graine dans la terre elle serait à l’origine de notre alimentation, de nos cultures, de nos communautés et traditions ? Se doutait-elle que cette graine deviendrait patrimoine alimentaire au service de l’humanité ?
Voici 11 000 ans que les Indiens d’Amérique latine, les paysans d’hier et d’aujourd’hui, respectent cette tradition et honorent la sagesse des premières gardiennes de semences, ces guerrières de la biodiversité. Voici 11 000 ans qu’ils savent que cette femme avait raison : planter une graine c’est préserver la vie. Enfouir une semence paysanne dans la terre c’est garantir le futur d’une communauté et brandir l’étendard de la souveraineté alimentaire.
Sans graines, il n’y a pas d’agriculture. Sans graines, il n’y a plus de reconnaissance. Depuis toujours les paysans et Indiens de ce continent ont multiplié et sélectionné leurs semences pour en améliorer la qualité. Dans un geste lent et sacré ils ont échangé, vendu, stocké ou replanté cette graine précieuse qui a souvent accompagné les migrations des différentes ethnies sur tout le continent. Le maïs mexicain s’est ainsi acclimaté à l’altiplano péruvien, le haricot péruvien est probablement passé des cultures préhispaniques du Mexique à l’Amérique du Sud. Quand on préserve une semence paysanne on garde un morceau de son humanité.
En sélectionnant les meilleures plantes, paysans, agriculteurs, Indiens sont non seulement devenus les orfèvres de la diversité des espèces locales mais aussi les alliés de la nature. Ils ont su observer et lire cette nature pour créer des plantes robustes, saines et de plus en plus adaptées au climat. Une complicité silencieuse qui a permis d’honorer le savoir de leurs ancêtres et de préserver le futur des générations à venir.
Et c’est ainsi que le tehocintle[1], graine sacrée domestiquée par les Aztèques et les Mayas s’est transformée peu à peu en maïs. Sélectionné depuis des millénaires, le maïs actuel est le résultat surprenant de cette alliance magnifique entre l’humain et son habitat naturel. Les Mayas du Guatemala qui considèrent leurs semences paysannes comme sacrées demandent à leur dieu de les transformer en aliments avant chaque semis. Que la graine devienne fertilité, abondance et force.
La graine est finalement le symbole d’un vaste savoir paysan et indien mais elle a aussi une dimension spirituelle. Les Mayas du Mexique pensent que l’homme est fait de maïs. Les Indiennes de l’Équateur considèrent leurs semences comme des femmes, des mères fertiles qui sont le garant du bien-être de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Les Wixáritari[2] ont un profond respect pour leur mère, Niwétsika, la déesse du maïs qui protège leurs cultures et leur a donné la vie.
Crédits photo : http://www.semillas.org.
Des traditions pérennes, un foisonnement de savoirs indiens et paysans qui restent cependant très fragiles face aux lois commerciales qui veulent patenter les semences, privatiser les terres, abolir les traditions.[3] Ainsi, depuis les années 50 la biodiversité et tout ce patrimoine millénaire a été la cible de la Révolution verte puis des différents traités commerciaux qui considèrent les semences paysannes, et l’ensemble des cultures de l’Amérique latine, comme une « marchandise au service de la société » qui doit être réglementée par les lois de la propriété intelectuelle.[4] Le couvert étant mis, les grandes corporations de l’agro-industrie se sont mises à table.[5]
Que dit la société civile latino-américaine de tout cela ? Que font les paysans et les Indiens pour préserver leur savoir agricole et leurs cultures ? Que pensent-ils du fait de breveter la vie ? Peut-on troquer leur sagesse ancestrale ?
Crédits photo : Oliver Santana / Raíces. Le marché de Tlatelolco (Mexico)
Rome ne s’est pas faite en un jour. Les grands mouvements de désobéissance civiques latino-américains[6] ont mis du temps à voir le jour mais ils existent. Sur tout le continent des organisations paysannes[7] ont confronté leurs gouvernements pour qu’ils cessent d’obéir aux lois du marché et refusent la privatisation du vivant qui menacent l’existence même de leurs communautés et les fondements de la biodiversité. Des collectifs de jardiniers et de consommateurs[8], des ONG, des universités, des militants écologistes, des mouvements de paysans indiens et métisses[9] se sont levés pour mieux faire entendre leurs voix. Une révolution – certes fragile – est en marche depuis des décennies et le consommateur informé prend désormais conscience du savoir ancestral de ces gardiennes et gardiens de la terre. Il en va de la liberté d’un pays et de la santé de tous.
La préservation de la semence paysanne en Amérique latine, et dans tous les autres continents, reste avant tout une question éthique. Elle ravive le débat sur le pouvoir de l’entreprise face à l’individu et remet en cause la position des multinationales qui usurpe un droit fondamental : celui de choisir son alimentation. Les luttes paysannes latino-américaines sont des luttes pour la vie : au cœur de chaque graine se cache un savoir indien qui est le seul garant de la santé du consommateur.
Privatiser graines et semences c’est avoir la main mise sur tout le système alimentaire. L’Amérique latine ne veut plus perdre ce magnifique héritage au nom du profit.
Il est peut-être temps de construire des ponts entre les villes et les campagnes pour que consommateurs et producteurs-paysans affrontent ensemble les dangers qui menacent leurs semences paysannes.[10] Il en va de la liberté du consommateur, de la survie du petit producteur, de l’avenir de l’identité indienne, de l’intégrité de la biodiversité, de la préservation des terres et du devenir de la souveraineté alimentaire en Amérique latine. Le jour où le consommateur, qui semble s’organiser de mieux en mieux, exigera une alimentation saine et marchera pour la préservation des semences paysannes, sera le jour où les vœux de Vandana Shiva s’accompliront, car elle ne cesse de nous répéter que finalement « nous sommes tous des graines ».
Aujourd’hui l’Amérique latine est un continent malmené par la voracité des multinationales de l’agri-business et la stupidité des lois internationales. Souhaitons lui de re-devenir un continent lumineux peuplé de jardiniers éclairés, de consommateurs avertis, de paysans heureux et de gardiennes de graines.
En hommage à cette graine qui a été plantée il y a plus de 10 000 ans.
Les premiers haricots viennent probablement des cultures préhispaniques du Mexique. Voici une série de haricots cultivés et sélectionés localement (frijoles criollos).
Crédits photo : viaorganica.org
Crédits photo : Lineida Castillo / EL COMERCIO
[1] Graminée qui est l’ancêtre du maïs actuel. En langue nahuatl cela signifie « graine de Dieu »
[2] Ethnie du Mexique
[3] https://www.grain.org/es/article/entries/4801-leyes-de-semillas-en-america-latina-una-ofensiva-que-no-cede-y-una-resistencia-que-crece-y-suma
[4] UPOV. http://upov.int/portal/index.html.fr
[5] La guerre des graines. https://www.youtube.com/watch?v=vGtGSFneI7o
[6] Collectif de paysans et petits producteurs de différents pays d’Amérique latine : http://www.biodiversidadla.org/Principal/Secciones/Noticias/Colectivo_de_Semillas_de_America_Latina_presenta_Semillas_Bien_comun_o_propiedad_corporativa et
https://redrasa.wordpress.com/ et https://maelac.wordpress.com/
[7] Vidéos et témoignages de producteurs https://viaorganica.org/en-defensa-de-las-semillas/
[8] https://viaorganica.org/agroecologia-y-revolucion/ etc.
[9] MAELA (https://maelac.wordpress.com/)/ et RASA : https://redrasa.wordpress.com/ et https://viaorganica.org/agroecologia-y-revolucion/ etc.
[10] Selon la FAO, 75% du patrimoine génétique alimentaire a disparu au cours des 100 dernières années.