Eric Tariant
: le passage d’une société de croissance industrielle autodestructrice à une société compatible avec la vie.
Edmond Rostand : « C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière; il faut forcer l’aurore à naître en y croyant.»
Quand et comment avez-vous découvert l’approche que vous avez baptisé le Travail qui relie ?
Cela a été une sorte de cri du cœur né lors de mes années de lutte contre le nucléaire civil et militaire et contre les risques qu’ils représentent pour la santé publique. Je me suis engagée, dans les années 1970, dans un mouvement citoyen visant à poursuivre la compagnie d’électricité Dominion Virginia Power eu égard à son usage dangereux et insouciant de l’énergie nucléaire. J’ai mené des recherches, que la science a corroboré par la suite, qui ont montré que l’on observait des cas de cancers et de fausses couches plus fréquents aux abords des réacteurs nucléaire et des lieux de stockage d’armes nucléaires. J’ai commencé à dénoncer les risques de santé publique liés à ces techniques et à les révéler au public en pensant que la population locale se lèverait contre le nucléaire. Je me suis retrouvée face à un mur de silence et d’incompréhension. Les gens se fermaient comme des huitres et refusaient de savoir, parce que les dangers que je révélais leurs faisaient peur. Cette expérience a changé ma vie. Cherchant à comprendre ce qui déclenchait une telle apathie alors, qu’au plus profond d’eux même, ces hommes et ces femmes étaient attachés à leur terre, j’ai compris que l’information seule ne pouvait qu’accroître la résistance.
La réponse n’était pas de dire aux gens la vérité mais de libérer leur voix intérieure. Nous savons tous, au plus profond de nous même, que le monde traverse une situation de crise grave, mais nous ne supportons pas ce constat. Il faut se parler à soi-même et digérer cette information affectivement afin de débloquer les émotions refoulées, clarifier l’esprit et libérer nos énergies. C’est pour cela que l’on nous avons baptisé ce travail, le Travail qui relie.
Pourriez-vous nous donner un aperçu des méthodes et du processus du Travail qui relie ?
Il s’agit de donner la possibilité aux gens de ressentir et de partager avec les autres leurs sentiments les plus profonds concernant les dangers qui menacent notre planète. Il faut dire la vérité sur les dangers d’holocauste nucléaire et les menaces liées à la détérioration de notre environnement. Loin de nous détruire, seul ce ressenti permet d’élaborer les réponses nécessaires pour prévenir ces périls. La finalité du Travail qui relie est d’aider les individus à découvrir et à faire l’expérience de leurs connexions innées, entre eux et avec les forces d’autoguérison systémiques de la toile de la vie. Nous fournissons aux gens des méthodes qui leurs permettent de faire l’expérience de cette interdépendance et de leur responsabilité vis-à-vis des générations passées et avenir et des autres formes de vie. Depuis quelque temps, je mets particulièrement l’accent sur le travail avec le temps. Quand nous nous ouvrons à l’existence du futur et du passé, la connexion profonde avec nos ancêtres et avec les générations futures est source de puissance. Notre véritable nature est beaucoup plus ancienne et plus inclusive que notre personne isolée. Nous sommes intrinsèques à notre monde vivant comme les arbres et les rivières, tissés des mêmes flux complexes de matière-énergie et d’esprit. Ce travail témoigne du fait que l’on peut souffrir avec notre monde. « Souffrir avec » étant la traduction de la compassion. Il permet de nous libérer de la croyance erronée de la séparation et de s’identifier au Soi écologique selon le vocabulaire de l’écologie profonde. Il génère de la créativité, libère notre force intérieure et crée de la solidarité entre les hommes pour travailler au Changement de cap.
Qu’est ce que ce Changement de cap que vous évoquez ? S’agit-il d’une transition écologique ?
Le Changement de cap est le nom que nous avons donné pour évoquer la transition d’une société de croissance industrielle autodestructrice vers une société qui soutient la vie. Il s’agit d’un moment crucial. Alors que la révolution agricole, survenue il y a 10 000 ans, s’est déroulée sur plusieurs siècles, et que la Révolution industrielle s’est réalisée sur plusieurs générations, cette révolution écologique doit advenir en l’espace de quelques années. Nous vivons en ce moment cette troisième révolution qui sera plus radicale que les précédentes car elle ne concerne pas seulement la politique économique, mais aussi les habitudes et les valeurs qui la soutiennent. Quelque chose de tout à fait significatif pour notre avenir est en train de se passer. Cette révolution survient au moment où est en train de se produire une destruction progressive de la vie sur notre planète -ce que j’appelle le grand effilochage- qui se produit lentement sans que l’on y prête attention.
Cette transition est elle déjà bien avancée à vos yeux ?
Oui. Mais, elle n’est pas perçue par l’homme de la rue parce que les medias contrôlés par les grandes entreprises n’en rendent pas compte. Elle se traduit par l’émergence de nouvelles façons de penser, de faire et de se relier aux autres et au monde.
Pensez-vous que nous allons atteindre prochainement la masse critique qui enclenchera ce basculement vers ce nouveau paradigme ?
Oui, je le pense. Il peut arriver très prochainement, mais l’effondrement de notre civilisation prendra, elle, du temps du temps. Il faut bien prendre conscience, en même temps, qu’en cumulant les problèmes du changement climatique et de la perte massive de la biodiversité, nous pouvons arriver à un point de non retour, ce que les scientifiques essayent de nous dire sans trop de succès.
Qu’est-ce que le Soi écologique que vous évoquiez précédemment?
Ce concept, inventé par le philosophe norvégien Arne Naess, signifie que nous sommes une partie vivante d’un grand corps vivant qui est la terre. Cette prise de conscience permet de repousser les frontières étroites de notre propre intérêt personnel et d’augmenter notre bonheur. Avec le Soi écologique, le désir de protéger et de défendre dépasse le stade de l’égo étroit et du soi social pour embrasser tout le monde vivant, les arbres, les forêts, la mer et le plancton qui sont nos poumons extérieurs. Le Soi écologique nous donne un pouvoir incroyable, et un immense sentiment de bien être.
Vous avez publié, au printemps dernier, un livre intitulé « Espérance active ». Qu’entendez-vous par espérance active ? En quoi l’espérance active se distingue-t-elle de l’espoir ?
L’espérance active ne se réfère pas à quelque chose que vous possédez, mais à quelque chose que vous réalisez, que vous construisez. Il est tout à fait possible de prendre part au changement de cap même quand on n’a plus d’espoir et que l’on broie du noir. La culture américaine, qui est la mienne, donne beaucoup d’importance à l’optimisme vue comme un signe de bonne santé mentale et comme une recette de succès. L’espoir et le désespoir ne sont que des sentiments. Nous ne devons pas les laisser nous tyranniser et nous empêcher d’agir. On peut parfaitement agir pour la survie de la vie, même quand l’on éprouve un sentiment de désespoir ou un grand pessimisme. Nous sommes des êtres vivants sur une terre vivante. Nous sommes nourris par la vie, par ce système vivant qui est notre corps plus vaste. Aussi déprimante que peut apparaître la réalité, on ne s’enferme véritablement dans la dépression que si l’on refuse d’agir, si l’on se ligote soi-même.
Vous évoquez, dans votre livre, la nécessité de la contemplation et de l’émerveillement. En quoi sont-ils si importants pour agir pour le maintien de la vie ?
Il s’agit de transformer le désespoir en « empowerment » selon le mot anglais, ou en « empuissancement » en Québécois. Le parcours que nous proposons s’effectue en quatre étapes : de l’émerveillement, à la reconnaissance de la souffrance qui permet de changer de regard puis de s’engager.
La reconnaissance et l’émerveillement constituent un processus essentiel commun à toutes les religions et traditions de sagesse. Les anthropologues ont pointé du doigt que le premier mouvement de l’esprit humain est celui de l’interrogation et de l’émerveillement. Nous pouvons voir grâce à nos yeux et entendre grâce à notre ouïe. Malheureusement, dans le système capitaliste actuel, ces sens se trouvent atrophiés. Le moteur du capitalisme est l’insatisfaction. Celui-ci ne fonctionne qu’autant que les hommes se sentent insatisfaits et incomplets. Et pour compenser cette insatisfaction, ils ne cessent d’acheter. Tout l’édifice repose sur la publicité qui nous fait croire que nous n’avons jamais assez, qu’il nous faut toujours plus pour exister. L’émerveillement est un acte réellement révolutionnaire et politiquement subversif. Il nous permet de nous éveiller à l’essentiel et de veiller à l’essentiel. Pour que nous ne perdions jamais le contact avec l’indicible.
S’agit-il de laisser le monde agir à travers nous ?
Quand dans la seconde phase du Travail qui relie, nous reconnaissons la peine et l’angoisse que nous éprouvons face à la dégradation de notre environnement, si nous choisissons de ne pas réprimer celle ci mais de pactiser avec elle en la regardant en face, ce sentiment devient distinct de l’ego. Avec cette sensibilité nouvelle, ayant retrouvé notre pouvoir personnel, nous sommes prêts pour l’action juste qui demande à être réalisée ici et maintenant. L’engagement permet de vivre la sensation que quelque chose agit à travers nous. Et plus nous nous mettons au service de la Terre et de l’humanité plus nous devenons nous même. Interrogé sur ce que serait notre plus grande urgence aujourd’hui, le moine zen Thich Nhât Han a répondu : « Entendre le cri de la Terre en nous. » La crise écologique naît en nous.
Il faudrait, selon vous, entendre et honorer la douleur que nous ressentons pour la Terre pour rompre le cercle vicieux du business as usual qui agit à la manière d’un envoûtement.
Débloquer la souffrance que nous éprouvons à l’égard de la destruction de la terre permet de nous relier à la toile de la vie. Quand nous considérons que nous sommes à l’origine de cette souffrance, le cœur et l’esprit s’ouvrent et nos voix sont libérées. Nous pouvons commencer à prendre la parole haut et fort avec courage.
Comme tout parcours humain, le Travail qui relie ne peut faire l’impasse de l’expérience de l’échec, de la frustration…
C’est inévitable. Nous vivons dans une civilisation qui est peu à peu en train de se défaire. Il n’y a donc aucun moyen d’échapper à ces sentiments. Ceux-ci ne nous entravent pas pour autant parce que nous savons que sommes soutenus par les forces énormes de l’évolution de la vie. Nous ne devons pas avoir peur de la souffrance.
Que dites vous aux personnes qui suivent vos ateliers pour maintenir leur flamme dans le contexte actuel ?
Je les invite à prendre conscience du fait qu’elles vivent une heure révolutionnaire, où la terre et la beauté de ce monde peuvent encore être préservées. Chacun à un rôle à jouer dans ce processus. Il nous faut reconnaitre avec émerveillement que nous avons le futur entre nos mains et que nous avons la chance de pouvoir être l’artisan de ce travail.
Pour illustrer les défis que nous devons affronter au cours du changement de cap, vous évoquez la prophétie de Shambhala ? De quoi s’agit il ?
Le Vénérable Dru-gu Choegyal Rinpoche de la Communauté de Tashi Jong dans le Nord de l’Inde en donne une belle interprétation. De grandes puissances barbares ont surgi qui dépensent leurs ressources en préparatifs destinés à s’anéantir mutuellement. Lorsque l’avenir de toute vie sensible est suspendu au plus frêle des fils, le royaume de Shambhala émerge. Celui ci n’existe que dans le cœur et l’esprit des guerriers du Shambhala. Un grand courage moral et physique est requis de ces guerriers qui vont devoir se rendre au cœur même de la puissance barbare, dans les recoins des citadelles où les armes sont fabriquées et gardées afin de les démanteler. Les guerriers en ont le courage car ils savent que ces armes ne sont que des créations mentales. Fabriquées par l’esprit humain, elles peuvent être défaites par l’esprit humain. Ils savent que les dangers qui nous menacent ne viennent que de nos propres décisions, de notre style de vie, et de nos relations avec les autres. Pour se préparer à l’action, les guerriers s’entrainent en utilisant deux armes : la compassion et la prise de conscience. Les deux sont indispensables et doivent être conjuguées insiste le Rinpoche. La compassion donne l’énergie, la puissance et la passion nécessaires pour avancer. Mais, elle ne peut être utilisée seule, il faut lui adjoindre la prise de conscience de l’interdépendance radicale de tous les phénomènes. Grâce à la perception de cette interdépendance, nous savons que les actions entreprises dans une intention pure se répercutent sur l’ensemble de la toile de la vie.
Propos recueillis par Eric Tariant
Lire :
« Ecopsychologie pratique et rituels pour la terre. Retrouver un lien vivant avec la nature ». Editions Le Souffle d’or, 2008. De Joanna Macy et Molly Young Brown.
« Active Hope. How to face the mess we’re in without going crazy”. De Joanna Macy et Chris Johnstone (New World library 2012).
Consulter:
Le site de l’association Roseaux dansants qui « a pour mission la recherche et le développement dans les pays francophones du Travail qui Relie de Joanna Macy, ainsi que des approches sœurs telles que l’Ecopsychologie, la Conscience du corps, la Nature primordiale et le Mouvement de Transition »
www.roseaux-dansants.org