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Du moteur à la laitue

Detroit par Catherine Pizani

Quand Martin Luther King décide de faire un de ses premiers discours sur les droits civiques américains à Détroit, il ne choisit pas cette ville par hasard. La ville des années 60 est celle du capitalisme glorieux des « Big Three»[i] mais aussi celle de la ségrégation raciale, des émeutes américaines les plus marquantes du siècle, d’une oligarchie blanche qui se réfugie dans les banlieues, d’une décroissance forcée puis d’une capitale industrielle qui se vide peu à peu de son sens.

Détroit, c’est l’histoire du capitalisme WASP[ii] dans une ville à 80% noire.

En 2013 la ville s’effondre. Affichant une dette de près de 19 milliards de dollars, elle est officiellement déclarée en faillite et offre au regard médusé un spectacle de désolation : quartiers entiers abandonnés à leur sort, gare métamorphosée en vaisseau fantôme, incendies criminels, coupures d’eau, transports en commun inexistants, rues entières sans électricité, système fiscal en friche, services publics délabrés, retraités désemparés, manifestations et désespoir, hôpitaux et écoles abandonnés, taux de chômage sans précédent et criminalité en hausse…

La capitale de l’automobile repose sur ses cendres et attend de s’inventer un nouveau Phénix.

Puis une idée germe, et une autre et encore une autre. Les semences commencent à pousser.

Peu à peu la société civile s’organise, se rassemble, se redécouvre. Des projets naissent de toutes parts, certains solidaires, d’autres plus fédérateurs.

 

Détroit c’est donc l’histoire d’une municipalité défaillante qui a vu naître des expériences communautaires variées et créatives. La faillite de la ville ayant entraîné la fermeture des supermarchés et commerces de quartier, certains habitants ont pris leur destin en main pour faire face au désert alimentaire qui fait partie de leur quotidien. Sur les ruines de la ville ont fleuri des potagers urbains qui ont permis aux gens de faire face à l’urgence, de créer du lien social et finalement de retrouver leur ville avec dignité. Aujourd’hui celle-ci produit plus de 200 tonnes de nourriture par an, s’enorgueillit de posséder plusieurs fermes urbaines et une trentaine de marchés paysans.

En l’espace de 15 ans plus de 1700 jardins, familiaux ou communautaires, ont été créés dans plusieurs quartiers. L’humain s’est réconcilié avec ce par quoi tout commence : la terre. Ils sont désormais plus de 15 000 jardiniers à travailler sur d’anciens terrains en friche. Beaucoup d’entre eux se sont organisés avec l’aide d’ONG et d’associations comme Brother Nature Farm, Greening of Detroit ou le Réseau pour la sécurité alimentaire de la communauté noire de Détroit, une ONG afro-américaine qui souhaite former une communauté résiliente aux événements extérieurs et créer des emplois dans l’agriculture urbaine. Beaucoup d’ONG s’organisent, de nouveaux mouvements naissent, chacun à sa façon souhaite montrer qu’une ville post-industrielle est possible voire même enviable parce qu’elle crée ce dont tout citoyen rêve : une communauté en harmonie avec elle-même.

Le miracle est là, à la portée du regard. Quelque chose de fragile, une jeune pousse qui croît dans les fissures du béton. Secouée par la crise, la ville se réinvente et devient solidaire.

Alors que les faisans, les renards ont envahi peu à peu les parcs et jardins des maisons abandonnées, le centre de la ville se repeuple d’une autre faune, les dirigeants trentenaires de start-up qui voient en Détroit le nouvel eldorado des technologies de l’information. Un homme est à la tête de tout cela : Dan Gilbert, ancien fils de Détroit et magnat de l’immobilier qui a investi des millions dans le centre et souhaite redonner ses lettres de noblesse à l’ancienne capitale de l’industrie automobile. Le capitalisme à l’américaine se réorganise, semble se redresser sans vraiment voir les potagers urbains qui ont poussé sous son nez.

Drôle de ville aux visages multiples. Drôle de cohabitation qui s’ignore.

 

Détroit est devenu un immense laboratoire humain mais il reste à savoir si cette ville apprendra de ses erreurs passées ou si elle se reconstruira sur un capitalisme encore plus flamboyant mais toujours aussi élitiste. Les jardins urbains de Détroit seront-ils la réponse aux villes américaines de demain ? Le temps nous le dira…

Souhaitons seulement que les nouveaux bâtisseurs de Détroit gardent en mémoire la phrase de Cyril Dion[iii]: « Selon la plupart des experts, c’est par la nourriture que les civilisations peuvent s’effondrer… ».

 

La gare abandonnée de Détroit

 

 

 

Quand la société civile s’organise…

The Greening of Detroit

 

Les marchés Grown in Detroit

[i] Ford, GM et Chrysler

[ii] White Anglo-Saxon Protestant

[iii] Un des auteurs du documentaire “Demain »

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